Ubuntu désactive les atténuations Spectre côté GPU : ce que cela signifie pour toi et comment réagir

La décision de Canonical de livrer Ubuntu 24.04 LTS (Noble Numbat) — et la future 25.10 — avec les défenses Spectre désactivées dans la Intel GPU Compute Runtime a déclenché un débat animé. Un gain de performances pouvant atteindre 20 % sur les charges OpenCL et Level Zero est tentant, mais les passionnés de sécurité ont aussitôt tiré la sonnette d’alarme. Ce guide — sans jargon, mais techniquement solide — t’apporte tout ce qu’il faut savoir, que tu sois débutant ou expert : contexte, évaluation réaliste du risque et instructions pas‑à‑pas pour vérifier et, si besoin, sécuriser à nouveau ton système.
Pourquoi tout le monde reparle‑t‑il de Spectre ?
En 2018, Spectre et Meltdown ont fait la une des journaux. Ces deux classes d’attaques par exécution spéculative permettent de faire fuiter des secrets (mots de passe, clés, jetons de session) depuis des zones mémoire théoriquement isolées, en exploitant de minuscules différences de temps lorsque la spéculation se trompe. Meltdown a été atténué assez vite grâce à la Kernel Page‑Table Isolation (KPTI). Spectre, en revanche, s’est révélé être une hydre : chaque tête coupée voyait surgir une nouvelle variante (V2, BHB/BHI, Straight‑Line Spec, Retbleed, etc.).
Ces défenses ont un prix : selon la charge, on a mesuré des baisses de performances CPU et E/S. Canonical revisite aujourd’hui ce compromis — non plus côté CPU, mais sur le calcul GPU. D’après le bug #2110131 sur Launchpad, désactiver ces protections graphiques offre jusqu’à 20 % de performance OpenCL en plus ; Intel publie déjà ses propres binaires sans ces atténuations.
CPU ≠ GPU : qu’est‑ce qui est exactement désactivé ?
La plupart des utilisateurs n’associent Spectre qu’aux CPU. Or, depuis 2022, des travaux ont montré que les iGPU modernes possèdent aussi des canaux auxiliaires spéculatifs. Intel a répondu en ajoutant des défenses dans la Compute Runtime (NEO), activables ou non via le drapeau CMake NEO_DISABLE_MITIGATIONS.
Canonical a désormais placé ce drapeau sur TRUE par défaut — uniquement dans la bibliothèque libigdrcl.so (OpenCL) et le backend Level Zero. Les protections dans le noyau (IBRS, IBPB, KPTI, etc.) restent actives. Il s’agit d’un compromis classique : moins de surcharge sur le GPU, mais une surface d’attaque potentiellement plus grande. Phoronix a confirmé une accélération d’environ 20 %, surtout en inférence IA, transcodage vidéo (HandBrake QSV) et rendu Blender Cycles.
Comment cette décision a‑t‑elle été prise ?
- Intel et Canonical se sont concertés. Les deux équipes estiment que l’avantage des atténuations GPU est inférieur à leur coût en performance.
- Pas d’exploit réel connu. Aucun PoC public visant spécifiquement l’iGPU n’a vu le jour. Contrairement aux premières variantes CPU, aucun code d’attaque fonctionnel n’a été montré — ce n’est pas un passe‑droit, mais c’est significatif.
- Les correctifs noyau restent efficaces. Même si une nouvelle variante GPU surgissait, l’attaquant devrait d’abord franchir les barrières du noyau avant d’exfiltrer des données.
Le gourou de la sécurité Bruce Schneier résume : ces attaques sont difficiles à exploiter, il existe des chemins plus simples pour compromettre un système, et la perte de performance ne justifie pas le gain de sécurité.
Suis‑je vraiment concerné ?
- Tes charges utilisent‑elles OpenCL ou oneAPI/Level Zero ?
Si tu te limites à surfer, bureautique ou jeux, ces frameworks ne sont généralement pas appelés. - As‑tu un système Intel avec iGPU (Gen 9/Skylake à Meteor Lake) ou une carte Intel Arc ?
Sinon, la Compute Runtime n’entre pas en jeu. - La nouvelle runtime est‑elle installée ?
Ouvre un terminal et lance :
dpkg -l intel-opencl-icd libze-intel-gpu1
Rien n’apparaît ? Ton système n’utilise pas la runtime. Si la version est 24.52.32224.13-0ubuntu4 (ou plus), les atténuations sont déjà désactivées.
Vérifie aussi la protection CPU
Même si Canonical n’a rien changé côté CPU, un contrôle rapide est utile :
grep . /sys/devices/system/cpu/vulnerabilities/*
Si chaque ligne commence par « Mitigation », les correctifs sont actifs. Pour plus de détails, installe spectre-meltdown-checker :
sudo apt install spectre-meltdown-checker
sudo spectre-meltdown-checker --live
Tu verras d’emblée contre quelles variantes ton noyau, microcode et BIOS protègent déjà.
Analyse de risque : quel danger réel ?
- PC de bureau ou portable monoposte : risque faible ; l’attaquant doit d’abord pouvoir exécuter du code localement. Un exploit navigateur atteignant la runtime GPU est encore théorique et complexe.
- Serveurs CI, fermes de rendu, clusters scientifiques : si plusieurs utilisateurs ou conteneurs partagent l’iGPU, les canaux latéraux deviennent plausibles. Si tu gères des modèles sensibles (p. ex. poids IA propriétaires), creuse davantage.
- Environnements cloud : en cloud public avec GPU Intel, la séparation des locataires est cruciale. Ici, mieux vaut réactiver les mitigations ou passer en passthrough dédié (PCIe SR‑IOV).
En bref, pour ~90 % des utilisateurs Ubuntu, le gain de performance l’emporte sur le risque théorique. Pour les autres — mets à jour ton threat model et agis au besoin.
Réactiver la protection : trois options
1. Rétrograder vers une ancienne runtime
Télécharge un paquet antérieur à 24.52.32224.13-0ubuntu4 puis installe‑le :
sudo dpkg -i intel-compute-runtime_24.52.32224.13-0ubuntu3_amd64.deb
sudo apt-mark hold intel-compute-runtime
2. Compiler toi‑même la runtime
sudo apt install build-essential cmake ninja-build git ocl-icd-opencl-dev clang
git clone https://github.com/intel/compute-runtime
cd compute-runtime
cmake -DNEO_DISABLE_MITIGATIONS=FALSE -GNinja .
ninja
sudo ninja install
3. Supprimer complètement la Compute Runtime
Si tu n’utilises jamais OpenCL, désinstalle ces paquets ; la pile graphique pour les jeux ou le bureau reste assurée via Mesa/Vulkan.
Quel coût en performance a la protection ?
Phoronix mesure environ 20 % de GFLOPS en moins sur des portables Meteor Lake avec mitigations actives. Concrètement : une inférence IA passant de 100 ms à 120 ms. Pour de grosses scènes Blender, le rendu peut s’allonger de plusieurs heures. En navigation web, la différence est imperceptible.
Bonnes pratiques : l’hygiène générale reste reine
Même si tu désactives les atténuations GPU, l’hygiène de base est indispensable :
Garde ton noyau et le microcode Intel à jour.
sudo apt update && sudo apt full-upgrade
sudo apt install intel-microcode
- Active les mises à jour de sécurité automatiques pour patcher rapidement les nouvelles variantes Spectre :
sudo systemctl enable --now unattended-upgrades - Désactive l’Hyper‑Threading si tu dois isoler les données à tout prix (clés crypto, stations forensic).
- Applique strictement AppArmor pour empêcher les zero‑day navigateur de s’échapper en espace système.
- Utilise la virtualisation de conteneurs (Snap, LXD, Podman) et attribue l’accès iGPU conteneur par conteneur lorsque plusieurs locataires partagent le même hôte.
Contexte : pourquoi l’exécution spéculative est‑elle si dure à sécuriser ?
Les processeurs modernes — CPU ou GPU — sont des labyrinthes haute performance. Ils devinent la prochaine instruction et préchargent les données en cache. Si le pari est mauvais, le résultat est jeté… mais des traces temporelles subsistent dans le cache. Les attaques Spectre lisent ces traces.
Les fabricants pourront à l’avenir ajouter du micro‑architectural fencing ou concevoir des architectures séparant nettement chemin données/instructions. En attendant, la meilleure défense reste d’évaluer le risque, appliquer les patchs et sacrifier un peu de performances quand il le faut.
Que font les autres distributions ?
- Arch Linux propose depuis juin un paquet supplémentaire intel-compute-runtime-no-mitigations.
- Fedora garde les mitigations actives, mais permet --with-mitigations=off pour les power‑users.
- Debian Testing débat encore de l’adoption du réglage upstream (mitigations désactivées).
La communauté est divisée, et la décision de Canonical accélère la discussion.
FAQ — Questions rapides
- Est‑ce que cela affecte les jeux via Vulkan ou DXVK ?
Non. Les chemins Vulkan/OpenGL n’utilisent pas la Compute Runtime ; ils reposent sur Mesa et le pilote noyau. Les jeux ne voient quasiment pas la différence. - Un exploit JavaScript peut‑il attaquer mon iGPU ?
Théoriquement oui, mais aucun PoC n’atteint la Compute Runtime pour extraire des données utiles. La sandbox du navigateur et la same‑origin policy ajoutent d’autres obstacles. - Pourquoi Intel ne laisse‑t‑il pas les mitigations actives par défaut ?
Il invoque l’absence d’exploit réel et la forte perte de performance. La responsabilité est renvoyée au threat model : à chacun d’activer l’option en fonction de son scénario.
Et maintenant ?
Canonical envisage des builds doubles dès Ubuntu 25.10 — comme pour ses noyaux low‑latency — afin que tu puisses installer intel-compute-runtime-secure si tu le souhaites. En parallèle, les fabricants de CPU/GPU investissent dans des atténuations matérielles de nouvelle génération (ex. Intel LSI — Last‑Stage Isolation) sans impact notable sur la performance, mais ces puces n’arriveront pas avant 2–3 ans.
Conclusions
- Évalue ton profil de menace. Tu travailles seul, hors‑ligne, sur l’iGPU ? Profite du bonus gratuit. Tu héberges des charges multi‑tenant ou des données sensibles ? Réactive la protection.
- Maintiens ton système à jour. De nouvelles variantes Spectre apparaissent tous les quelques mois.
- Équilibre consciemment performances et sécurité. L’ingénierie est toujours un compromis ; à toi de régler le curseur.
En gardant cela en tête, tu peux continuer à utiliser Ubuntu 24.04 LTS sereinement — quels que soient les drapeaux que Canonical changera demain. La sécurité est un processus, pas un interrupteur. Maintenant, bon calcul… ou bonne construction de ton environnement de calcul sécurisé sur mesure !